mardi 14 octobre 2025

La fille Ingalls est employée à la boulangerie. Elle y occupe la position de semi-patronnesse. C’est elle qui possède la clef du garage. Les jours de liesse, elle lève le large volet métallique et dresse une table sur laquelle elle dispose précieusement, à l’attention des badauds floqués du fanion de la congrégation, des friandises enveloppées de papier cellophane. Une église fut construite non loin, sur le modèle d’un séquoia de Californie, avec une large ouverture en son tronc dans laquelle on pourrait loger un camion.

jeudi 9 octobre 2025

L’attirance est le frôlement d’une aile de mésange sur l’épaule comme pour y balayer un cheveu. Le cheveu est l’hypothèse du doute. La caresse de la mésange est la rémanence d’un autre printemps, ou d’un hiver enfoui plus chaud que ce printemps-ci. Deux jours plus tôt avait vu se reproduire ce geste presque imperceptible et facile à oublier pour qui ne souhaiterait pas s’en souvenir. La mésange charbonnière concentre le bleu piqueté d’étoiles à l’extrémité de ses ailes comme des doigts de femme, aux ongles vernis, qui l’imiteraient dans un théâtre d’ombres. Les âmes errantes sont des êtres de chaleur qui nourrissent novembre de marrons chauds. On peut sentir leur vibrante incandescence sous l’épaisse gabardine de coton. Ce tremblement expiré porte le message millénaire que l’on perçoit en posant la main sur les poteaux de bois qui encerclent la prairie à chardons.

jeudi 2 octobre 2025

On part pour Londres à dix heures demain matin. Le temps sera moins tendu que la fois dernière mais auparavant, il s’agit de passer la nuit dans ce non-lieu peuplé d’étrangetés. Même si l’on sait à quoi s’attendre derrière chaque cloison, on ne reconnait pas ce qu’on a déjà vu : Se déplie un dédale de couloirs sans fenêtre dont le blafard des néons révèle la peinture encrassée. On imagine des relents de vestiaires, de champignons, de viandes, de cuisine mal ventilée, avec un souvenir de détergent. Une petite pièce sur la gauche exhibe en surplomb une table d’opération. Y est allongé le tronc d’un homme avec les bras interrompus au-dessus des coudes et les jambes effacées à mi-cuisse. Ses cheveux sont bien mis et sa barbe soigneusement taillée. Le praticien est son sosie debout en blouse blanche. D’un hochement de tête, le docteur entier et son patient moitié s’accordent, ce qui enclenche la mise sous tension. L’homme-tronc devient hurlement. La vision d’un corps sans bras ni jambes se tordant de douleur est l' incarnation d'une violence extrême, comme si la souffrance, n’ayant pas l’espace nécessaire à son déploiement, restait inévitablement concentrée dans ce monolithe de chair ramassé. L’arrêt est aussi brutal que le démarrage et sitôt la décharge éteinte, les deux sosies retrouvent leur connivence emprunte de mutuelle bienveillance. Le praticien plonge alors ses deux mains à l’intérieur du corps-tronc, comme s’il s’agissait de la coque d’un mannequin en plastique, pour en extraire des blocs de pâte rose et jaune dont il remplit un large bocal de verre blanc. Cela ressemble à de la pâte à gâteau pas cuite. Puis on apprend le départ d’une estafette que l’on suit jusqu’à la lisière du bois. Le véhicule est à l’arrêt au milieu d’une petite route noyée de la brume soufflée par les feuilles du ciel d’automne. La carrosserie est aussi beige-usée que les murs du non-lieu. Sous l’auvent ondulé qui ressemble à une planche de carton, un type rougeaud sous une casquette bleu-marine grisonne comme un épicier de campagne. Il vend peut-être quelque chose. De retour au non-lieu, se fait pressante la crainte de ne pas trouver le sommeil dans la froide lumière des néons. Se fait également pressante le besoin d’évacuer l’humidité que le corps a accumulé tout au long de la journée. Les commodités sont des sanitaires collectifs carrelés de jaunâtre jusqu’au plafond. Le côté gauche abrité par la paroi embuée d’un rideau en plastique est occupé. En s’avançant dans l’espace de droite, une pluie se met à tomber du plafond. Cela remplit son office : l’envie d’uriner semble effacée par une douche froide comme s’il redevenait naturel de se laisser aller par le ciel. Le lit est étroit, collé au mur, sans drap ni couverture. Sans la moindre idée de l’heure qu’il est, il est difficile de savoir comment il sera possible de partir pour Londres à dix heures demain matin.

 

samedi 27 septembre 2025

Penny Falls et se relève. Elle saute de pièce en pièce, laissant les rustines tomber dans l’oubli. Elle vise les dollars en chocolat qui sont des gouttes de soleil jalousées par les volets. C’est la danse du papillon renaissant des chrysalides empoussiérées que le bulldozer pousse dans son incessant balai-retour. Le théâtre de bulbes multicolorés est saturé de peluches fluorescentes, de mini-moto électriques, de poupées de celluloïd, de lipsticks et de papiers luminescents. Le glamour est l’écho des baraques foraines sur les terrasses de la digue : les lunettes noires cerclées d’écaille, les lèvres gorgées de myrtilles qui soufflent des nuages de barbapapa, les robes légères imprimées de coquillages bleus. Penny lève son genou de Claire pour renouer le lacet de sa chaussure de tennis. La rayonne diaphane le pâle de sa peau.

samedi 13 septembre 2025

Les queues de sirène à grosses écailles vertes sont très voyantes et c’est la raison pour laquelle on n’en voit jamais. Les sirènes ont naturellement de longs cheveux lisses pour favoriser l’hydrodynamisme mais ce n’est pas un critère distinctif car il peut arriver qu’elles sortent de chez le coiffeur avec une permanente indéfrisable. Les sirènes ne portent que des nu-pieds car une fois sorties de la mer, elles s’hydratent par la plante en captant l’imperceptible humidité de l’air comme le font les cactus. Elles privilégient les talons haut car en semelles plates, elles verraient leurs pieds comme des harengs coulant du filet sur le pont du chalutier, symptôme d’une inélégance morbide. Les robes de sirène sont tissées de fibres collagènes comme les jupes des méduses. Ce sont des robes couleur de temps dont la transparence s’ajuste avec l’humeur. Ainsi l’opacité les préserve de l’urine des regards tandis que la transe lucidité traduit l’envahissement d’un émoi intégral. C’est ce qui leur donne des scintillements de luciole à l’heure du crépuscule.

jeudi 4 septembre 2025

Il n’est pas surprenant que la chaussure de tennis soit commune à l’habit domestique et à la tenue de soirée car pour se rendre de la supérette au bar-cocktail il faut marcher donc utiliser ses pieds. Comme la plupart des objets de la vie domestique, les vêtements du quotidien sont principalement produits par la filière pétrograde. En revanche, les tenues de soirées sont faîtes de soieries qui demeurent inspirées de la nature, même depuis la fermeture des magnaneries. La soierie moderne, dénommée rayonne, prend racine dans les arbres qui prennent racine dans les cailloux. C’est la raison pour laquelle on aperçoit parfois, sur l’aplomb des murets, l’étoile et le croissant de lune sous la viscose de la nuit.

samedi 30 août 2025

Au plein cœur de l’été, Marie-Églantine sillonne les ruelles pavées de la vieille ville sans que personne ne sache. Celle qui fut érigée en symbole de la nation déambule librement au milieu de la foule derrière la sérénité de ses verres fumés. Il fut un temps où les assermentés et leurs camarades de garnison attendaient fébrilement chaque lundi matin l’entrée dans le hall encaustiqué du buste de Marie-Églantine avec son sein droit gorgé du soleil d’Argentine s’échappant de l’échancrure de sa marinière. Ce lundi n’arriva jamais et Marie-Églantine, n’ayant rien perdu de sa superbe, se promène aujourd’hui incognita à quelques bordées du Velay de ses ancêtres.